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L'idée, encore très largement répandue, que l'image photographique ne peut exister sans être liée à la réalité, laisse entendre que la réalité est unique et commune à tous. Pourtant l'acte photographique, même le plus basique est la contradiction complète de ce postulat : La réalité nous entoure à 360° et dans un temps continu, la prise de vue photographique limite les données enregistrées à une petite portion de ces 360° (horizontalement et verticalement) et à une fraction infime de ce temps continu. L'image obtenue résulte de choix, conscients ou non, de l'opérateur qui transmet son point de vue, qui choisit d'inclure ou non certains des éléments l'entourant et qui détermine l'instant lui semblant le plus représentatif de l'idée qu'il se fait de la réalité. La seule constante de toutes images photographiques est donc une certaine "représentation" de son auteur, la photographie est toujours et avant tout une forme d'autoportrait.
A partir de ce constat, pourquoi laisser la plus grosse part du résultat au hasard ? On se souviendra du procès d'intention fait à Robert Doisneau pour "le baiser de l'Hôtel de Ville". Pourtant, lorsqu'un photographe "met en scène", loin de vouloir manipuler le spectateur, il prouve au contraire que, conscient des limites de son art, il choisit de traduire le plus justement possible son point de vue.
En cela, le travail en studio est le meilleur moyen de s'assurer la maîtrise totale du résultat. A l'instar de la page blanche de l'écrivain, de la toile du peintre, du bloc de terre du sculpteur ou du silence du musicien, le studio, vide et sans lumière, donne au photographe l'angoisse, les envies et la liberté que connaissent les autres créateurs.
Dans le studio naît une certaine forme de photographie qui fait bien sûr elle aussi appel à une part choisie de réalité : choix du sujet, des éléments, de la lumière, de l'angle, du cadrage, des couleurs. Ce que le studio apporte en plus de la prise de vues en extérieur, c'est la maîtrise du temps : le temps de pose peut être défini uniquement en fonction du résultat recherché, sans aucune autre contrainte. L'exposition peut être prolongée, répétée, fractionnée, superposée et reproduite plusieurs fois à l'identique. Le photographe peut construire la parfaite image de "sa" réalité.
Certains photographes prennent le parti d'exercer sur leurs images ce contrôle absolu que les techniques de studio rendrent possible. Lors de travaux de commande, c'est à dire, la plupart du temps, avec une obligation incontournable de résultat, ce contrôle est imposé par le commanditaire. Part ce fait, le travail de studio est souvent associé à l'idée d'une photographie trop artificielle, trop "fabriquée" et seulement utilisée à des fins commerciales. Ce n'est pas son seul usage.
Encore une fois, le photographe peut faire un autre choix. Dans cet environnement totalement contrôlé, il peut s'aménager des espaces de spontanéité, réintroduire une certaine part de hasard. Cette éventualité paraît plus évidente si d'autres personnes participent à la réalisation et surtout lors de prises de vues de sujets vivants. A chaque étape, conception, préparations, mise en place, prise de vue et pourquoi pas traitement chimique ou numérique de l'image, le photographe peut choisir de se laisser porter par son intuition, ses émotions, prendre en compte les incidents et les accidents de parcours, se préserver la liberté de ne pas avoir de résultat, ou d'aboutir à un résultat différent de son intention de départ.
En cela le travail de studio peut être d'une grande sensualité, une sensualité perceptible dans les images produites. Il peut, comme toute autre pratique d'expression, faire naître des émotions, suggérer une réflexion, provoquer une prise de position chez les spectateurs de l'uvre achevée.
Cette réalité là est bien plus essentielle que toute autre.
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