GRAPHISTE, AUTEUR DE PLUSIEURS LIVRES SUR LE GRAPHISME

Lorsque vous abordez un projet de logo pour la première fois, avez vous la liberté de créer un graphisme qui va vous satisfaire personnellement sur le plan esthétique ?
Vous avez beaucoup de liberté. La liberté dépend de votre talent. Si vous êtes très bon, vous faites un superbe travail et vous pouvez appeler çà liberté si vous voulez. Dans mon cas, je ne ferais rien qui ne soit pas beau. Je ne le ferais pas, c’est tout. Je veux dire qu’il faut que je trouve çà beau, sinon çà ne m’intéresse pas de le faire. La question devrait être: modifiez-vous votre dessin si le client le demande ? et ma réponse est: non, je ne le modifierais pas, et je ne le modifie pas… à moins que l’excuse du client soit raisonnable et représente une amélioration. Mais c’est très rare, très rare.
Je suppose que certains clients ont des exigences basées sur des études et des indications précises de ce qu’ils veulent ?
Jamais. La plupart du temps ils ne vous disent rien d’aucune utilité. Dans le cas de NEXT on m’a seulement dit que çà devait être un cube et que çà devait être bleu foncé. C’est tout. Ils ne m’ont pas dit :”faites un cube,” mais j’ai entendu cube et c’est ce que j’ai fait.
Est-ce que vos travaux sont testés par vous ou par vos clients ?
Je pense que c’est une absurdité. Les agences de publicité testent tout, mais c’est pour donner l’illusion qu’elles font un travail scientifique et fiable. Çà aussi c’est une absurdité !
Je n’ai jamais rien testé. Un client l’a peut être fait.
… et les études de marché ?
Les études peuvent montrer tout et n’importe quoi. J’ai fait un logo pour une banque par exemple, un losange avec trois signes + à l’intérieur, parce qu’ils ne voulaient ni nom ni initiales. Ils voulaient juste un symbole signifiant “banque” ou “investissement.” Le fond était vert. Quelqu’un l’a vu (vous pourriez considérer qu’il faisait partie de l’étude de marché) et il a dit au président que çà lui faisait penser à un cimetière, vous voyez, trois croix. Alors je leur ai dit : “bon, je vais changer la couleur, je ferai le fond bleu au lieu du vert.” C’était tout. C’était raisonnable.
En 1956 lorsque vous avez créé le logo IBM, vous avez dessiné ce qui vous plaisait et ils ont dû…
Ils n’ont rien dû du tout, ils l’ont utilisé c’est tout. Quand vous allez chez le docteur et qu’il vous donne une ordonnance pour un certain médicament vous ne lui dites pas: “cet autre médicament serait plus efficace…” Vous ne le faites pas avec le docteur.
Disons que vous pouvez chercher une seconde opinion…
Pas pour un mal de tête. Vous n’avez pas besoin d’une seconde opinion. Pour un cancer, oui. Je ne suis pas contre une seconde opinion et je pense que c’est utile quelque fois. Quand vous vous engagez complètement dans ce que vous faites, il est difficile de voir toutes les erreurs. Vous êtes trop près. Alors quelqu’un d’autre peut vous dire: “Oh non, ne faites pas çà.” Mais habituellement si vous êtes sérieux et si vous travaillez dur, vous savez toujours ce qui est bien ou pas.
En supposant que vous en savez assez sur votre client et sur son marché…
Çà n’a aucune importance. Qu’est ce que vous avez besoin de savoir sur votre client pour faire un logo avec deux lettres? Qu’est ce que çà peut changer ?
Considérez-vous que faire dessiner un logo est juste un mal de tête, un petit problème ?
Disons que rien ne va se passer. Le pont ne va pas s’effondrer. Si c’est un mauvais graphisme, c’est juste un mauvais graphisme. Rien n’arrive, personne ne tombe malade, personne ne meurs…
Les sociétés ne font pas faillite ?
Non, certainement pas à cause d’un logo. Enormément de sociétés qui avaient de bons logos ont fait faillite, énormément . Et il y en a énormément qui ont beaucoup de succès avec un mauvais logo. Çà n’a rien a voir. Le logo est un spectateur innocent.
Le logo Coca Cola est bon pour ce qu’il est, pour ce qu’il fait, mais intrinsèquement, en temps que graphisme, c’est nul. C’est du mauvais dessin de la lettre. Mais ils ne voudraient rien y changer parce qu’ils pensent qu’il est magique. Il y a deux raisons (à son succès): la durée d’exposition qui est très longue et l’étendue géographique où il est vu, dans le monde entier.
Toute cette histoire de symbole est un mythe. Pour moi, la seule chose qu’un symbole doit avoir c’est une présence. Il doit avoir l’air fantastique, c’est tout.
Abordez vous la création d’un logo de la même manière si votre client vend des machines pour l’industrie lourde ou bien s’il vend des parfums ?
Je pense qu’il n’y a aucune différence et je vais vous le prouver. Certaines marques de cosmétiques ont juste un gros chiffre, vous savez, 22 ou bien… Chanel est l’exemple idéal du type de caractères qu’on utilisait sur les camions, les camions Mack, et Madame Chanel, qui comprenait vraiment le design, s’en est servi pour créer son logo avec les deux C. Je viens de faire un logo pour une banque japonaise. Je pourrais faire la même chose pour Limited (une chaîne de magasins de mode féminine), qu’elle est la différence ? Un logo n’est pas une illustration. Il y a très peu de logos qui illustrent quoi que ce soit. Je l’ai fait pour UPS, avec le paquet, mais c’est très rare qu’on puisse le faire.
Vous ne pensez pas que le public associe certaines formes typographiques avec certains types de produits ou de services ?
Non, ils feront l’association qu’elle que soit la typo. Si vous êtes une société industrielle et que vous utilisez une lettre spenserienne fine, quand ils l’auront vu assez souvent ils comprendront que c’est une société industrielle.
Çà peut prendre un certain temps…
Çà peut prendre un certain temps quelque soit la typo. Çà ne prendra pas plus longtemps. Si vous êtes clients de cette société et qu’elle fait un excellent travail, vous vous en souviendrez. Et si elle fait du mauvais travail, vous vous en souviendrez aussi !
Tout çà n’a aucun sens, non-sens total. Ce qui vous fait mémoriser un logo c’est la fréquence à laquelle vous le voyez. Si vous le voyez tout les matins quand vous allez chercher votre lait, même si c’est une vieille carne, vous vous en souviendrez.
Si vous regardez les logos existant, vous verrez que tout fonctionne pour n’importe quoi. Prenez par exemple une entête de lettre pour une société industrielle comme IBM: l’entête pour la direction est une lettre spenserienne très fine :”International Business Machines Corporation,” et on ne peut pas leur faire changer parce que si vous arrivez à être vice-président et que jusqu’alors vous aviez l’entête ordinaire, “vin ordinaire,” vous seriez très déçu si vous n’aviez pas ce papier à entête là. Vous voyez, c’est symbolique.
Et tout ce que vous dessinez devient un symbole, ce qui veut dire qu’il prend la signification de ce avec quoi il est associé. Un des meilleurs symboles est la croix gammée et voyez ce qu’elle a signifié…
Elle a eu bien d’autres significations avant de devenir le symbole nazi…
Tout à fait, mais maintenant on ne peut plus s’en servir. Tout est là.
D’un autre côté, en créant un graphisme fort et des associations positives, vous créez des références qui seront utilisés par d’autres graphistes…
Oui, aujourd’hui tout le monde utilise des rayures. Quand j’ai dessiné IBM personne n’en avait.
Çà ne faisait pas partie du dessin original. C’est arrivé quatre ans après. Le client n’est pas revenu pour me dire :”Pourriez-vous mettre des rayures.” Si je lui en avait donné au départ, il ne les aurait pas acceptées parce que c’était une société très conservatrice. Leur logo précédant était très similaire. C’était un caractère appelé Beata, avec des empattements plats lui aussi. J’ai fait le nouveau logo de façon qu’il n’y ait pas de grande rupture avec l’ancien et après quelques années j’ai ajouté les rayures. Personne ne m’a demandé, je l’ai fait, tout simplement.
Et ils étaient prêts à l’accepter à ce moment là ?
On a rien demander à personne. Nous l’avons juste utilisé. A l’époque, ma femme était responsable du graphisme chez IBM pour le mode entier. Personne n’a dit oui ou non. J’avais un travail à faire, j’ai rajouté des rayures au logo et nous l’avons utilisé.
Vous travaillez toujours pour IBM, n’est-ce pas ?
Oui, depuis 35 ans.
Vous pouvez donc maintenant aussi…
Non, absolument pas. Il ne vous laisserez jamais rien changer. Vous auriez des problèmes légaux maintenant. Leurs avocats vous tomberaient dessus si vous changiez la moindre chose.
En ce qui concerne l’utilisation de la couleur avez vous la même opinion que pour la typographie ?
Oui. Le rouge est très efficace quoi qu’on en fasse. Coca Cola par exemple utilise le rouge.
Quand j’ai été appelé pour UPS, j’ai dit qu’il n’y avait pas de raison de changer la couleur. Ils auraient pu utiliser un gris, un rose, peu importe. La couleur qu’ils avaient choisie n’avait aucune importance, c’est celle là que vous connaîtriez.
Mais s’ils avaient choisi le rouge, vous ne sauriez pas si c’est UPS ou Coca Cola…
Beaucoup de ce dont nous parlons est de la mythologie. Çà n’a pas de sens. Autrement dit, c’est une question de vue, de perception, une question d’habitudes, d’exposition, combien de fois c’est exposé et pour combien de temps. C’est une question de temps, d’expériences. Supposez que vous fassiez de bonnes expériences, ou des mauvaises, vous vous en souviendrez… associations, vous avez rencontré votre petite amie sur un camion Coca Cola, Mister Coke a tué Mister Cola, ou autre chose. On s’en souviendra pour un tas de raisons. On s’en souviendra parce que la boisson est bonne, ou parce qu’elle est mauvaise, (mais on ne s’en souviendra pas longtemps parce qu’ils ne feront pas d’affaires longtemps).
Vous vous souvenez d’un logo par association… avec le produit. C’est comme çà que vous vous en souvenez, pas parce que c’est du grand graphisme. La plupart des logos ne sont pas du grand graphisme.
Voulez vous dire qu’on considère un logo comme étant du grand graphisme parce qu’il est associé avec un bon produit ?
Parce qu’on associe la grandeur avec le succès et l’argent. Voilà les critères de grandeur dans le monde.
Çà fonctionne donc à l’inverse de ce que l’on pourrait supposer ?
Çà fonctionne dans le sens où vous voulez.
C’est un sujet très intéressant. Je pense que beaucoup de gens essaient probablement de donner à tout çà un air scientifique et fiable, et utile, mais ce n’est pas une science, ce n’est pas une science qui dicte: “le rouge est pour ceci, le vert pour cela”. Çà c’est absurde, de la merde.
Les hommes d’affaires croient qu’ils ont tout compris. Ce sont des patrons et les patrons ont l’idée qu’ils sont omnipotent, ou omniscient. Qu’ils savent tout. C’est faux. Ils ne connaissent pas la moindre chose en matière de graphisme ou de logos. Mais ils savent ce qu’ils croient savoir, alors si vous tombez sur un client qui vous dit quoi faire, faites attention, vous avez un gros problème.
Grâce à votre réputation ce genre de chose ne doit pas vous arriver très souvent ?
Çà ne m’arrivait pas même quand j’étais gosse… Je suis un docteur, voyez vous ? Si vous me consultez et que je vous dis de prendre de l’aspirine, ou du Coca Cola, ou autre chose et que vous ne voulez pas le faire, payez moi et adieux, c’est tout.
Comment procédez vous pour créer un logo ? Certains graphistes disent :”Çà doit être bon du premier jet…”
C’est ce que je fais. Après je le travaille et le retravaille…
… mais ce qui le rend original est là dès le début…
La plupart du temps c’est la première idée.
Soumettez vous plus d’une idée à votre client ?
Non. La présentation d’un projet est très importante. C’est notre spectacle. Vous pouvez le faire pour le meilleur ou pour le pire. Çà peut être un désastre ou une immense satisfaction. C’est ce que l’art du graphisme est capable de faire. Ce que nous faisons, (graphiste et client) c’est rendre l’entreprise plus importante qu’elle ne l’était auparavant en lui donnant un visage, une personnalité.
Je peux faire des centaines de dessins. Je peux montrer toutes les variations que j’ai essayé, imprimées dans un petit livre et ensuite montrer :”Voilà ce que je suggère.” Psychologique, c’est une bonne méthode parce qu’elle montre au client que vous avez vraiment travaillé dur. C’est beaucoup de travail mais çà montre la progression, d’une manière tout à fait logique. C’est en fait une leçon de graphisme.
Je viens de terminer un logo pour une banque japonaise dont le nom est “Okasas” et j’ai utilisé leurs initiales dans le logo. J’ai utilisé les initiales OK. J’ai donc fait le logo à partir du mot OK. C’est un bon mot dans n’importe qu’elle langue. Mais il faut que vous le voyez. Çà n’était pas ma première idée, çà aurait du l’être mais çà ne l’était pas. Je l’ai fait comme ceci: (1)
Mais je le montre comme çà:(2) et j’ai mis un cercle autour (3)
(1) (2) (3)
Çà a l’air japonais, n’est-ce pas? Mais c’est juste OK, c’est tout ce que c’est !
Il faut voir ce genre de choses. Si vous ne les voyez pas vous ne les ferez jamais. “Oh oui, c’est facile, OK, n’importe qui peut le faire”. Mais il y a tellement de façon d’aborder une création de logo. Les idées proviennent d’un million de sources différentes et, soyons franc, la plupart des idées sont arbitraires. J’aurais pu faire autre chose. Je n’avais pas à le faire comme çà. J’aurais pu le manipuler de mille façons. Il y a une grande part d’arbitraire dans la liberté. Mais si quelqu’un vous dit :”Çà doit être comme çà,” vous aurez de la chance si vous faites un bon travail. C’est la vérité.
Mais c’est une très mauvaise idée de dire au client que c’est très arbitraire parce qu’il pensera :”Je n’ai pas besoin de lui, si c’est arbitraire tout le monde peut le faire.” Le client ne comprend pas ce genre de langage.
Je crois que dans notre métier nous avons un problème de manque de respect pour les artistes. La référence est encore: “bon vivants, nouvelle époque, dandies…” C’est toujours dans l’esprit des gens, “les artistes ne sont pas des gens sérieux, ils n’ont pas l’esprit pratique…”
Moi je vous le dis, les artistes ont l’esprit plus pratique que les autres.
C’est sans doute pourquoi beaucoup de graphistes créent autour de leur travail une image plus scientifique qu’artistique, pour être traités avec plus de respect…
C’est pourquoi l’informatique est si populaire. Ils disent qu’ils l’ont fait sur un ordinateur, la belle affaire !
Travaillez vous avec un ordinateur ? Ce n’est qu’un outil, mais…
Oui, mais quel outil. Ce n’est pas qu’un outil, c’est un outil extraordinaire, en matière de gain de temps, pas pour tout, mais pour tant de projets, c’est incroyable. Et çà peut faire du travail impossible à faire à la main. Simplement impossible.
Mais je ne recommande pas l’ordinateur dans les écoles d’art, absolument pas. Parce que l’étudiant n’apprendra jamais à dessiner à la main. Il n’a pas la sensation du geste. Si vous ne dessinez pas de lettres à la main à un moment ou un autre, vous ne les comprendrez jamais. Quand j’ai fait mes études d’art, j’ai dessiné énormément de ces lettres. C’est comme pour jouer du violon, vous devez le sentir.
Mais il y a des choses que vous ne pouvez pas faire à la main, ou ce serait idiot de le faire, çà pourrait vous prendre un an pour faire ce que vous feriez probablement mieux en un jour avec l’ordinateur. Aujourd’hui il faut se servir des deux.
Je viens de finir un logo qui a été réalisé par plusieurs de mes étudiant sur un ordinateur. Je ne peux pas le faire moi même parce que je ne sais pas opérer la machine et pour eux c’est juste du travail mécanique. Ce n’est pas un travail de création. Je ne donne de citation à personne parce que n’importe qui peut le faire. C’est l’idée qui compte, ce qui DOIT être fait, pas comment. Le comment, avec l’expérience, n’importe qui peut opérer un ordinateur. Certains sont meilleurs que d’autres mais le résultat est toujours le même. En art ce n’est pas pareil, quand vous travaillez à la main, le résultat est toujours différent. Trois personnes le font et tout est différent.
Comment définiriez-vous la différence entre un graphiste et un artiste qui peint pour son expression personnelle ?
Nous devons tous produire un travail ou un autre. La différence entre un graphiste et un peintre est très minime. Les valeurs de références sont les mêmes sur le plan esthétique, pas de différence entre un graphiste et un peintre. Le contenu et la forme doivent fonctionner ensembles. Le problème supplémentaire pour le graphisme c’est que çà doit aussi fonctionner pour autre chose et non pas simplement pour soi-même. Là est la difficulté. C’est plus difficile dans un sens, de créer le parfait graphisme. Un tableau doit être parfait en soi mais il n’a à remplir aucune fonction. Le graphisme parfait fonctionne non seulement au niveau du contenu mais il doit faire un travail. Il doit vendre ou faire quelque chose. Vous pouvez créer un graphisme qui est parfait à vos yeux mais s’il ne fonctionne pas ou si on ne peut pas le lire, il est inutile. Les arts appliqués sont donc bien plus difficiles que la peinture parce qu’il y à deux fonctions, être vu et fonctionner.
Je crois que les bons graphistes ne sont pas conscients de leur contribution. Pensez à toutes les belles choses que le graphisme a produites.
Le graphisme colore les villes qui autrement seraient toutes grises…”
Regardez les pays communistes. Je me souviens de Berlin Est, il n’y avait pas d’affiches, rien. Vous aviez le sentiment d’être dans une ville fantôme. C’était nu. Toutes ces lettres et ces couleurs courant partout donnent de la vivacité à une ville. C’est pourquoi des villes comme Zurich sont belles parce que tout ce graphisme est vraiment bon.
IBM est une très simple forme d’art. Çà fonctionne. Vous savez exactement ce que c’est et çà a une certaine allure, bonne ou mauvaise. Mais si Mondrian crée quelque chose, çà n’a rien d’autre à faire que d’être parfait en soi. Quand nous graphistes, nous créons quelque chose, il faut aussi que çà soit utile.
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